La préfète et le groupe immobilier Nexity : au procès d’un conflit d’intérêts inédit

La préfète et le groupe immobilier Nexity : au procès d’un conflit d’intérêts inédit

Le Parquet national financier a requis une peine exemplaire contre Régine Engström, ancienne préfète de la région Centre, suspectée d’être intervenue en faveur de son ex-employeur, le promoteur Nexity. L’audience a mis en lumière le mépris, au plus haut sommet de l’État, pour les mécanismes de prévention des conflits d’intérêts public-privé.

L’administration française présente une particularité : elle produit « beaucoup de papiers », rappelle à la barre Régine Engström. Ce qui dans le cas de l’ancienne préfète de la région Centre-Val de Loire, relevée de ses fonctions en août dernier à l’approche de son procès, présente un double inconvénient.

D’abord, parce que des « papiers », les officiers de police judiciaire en ont retrouvé beaucoup au cours d’une perquisition menée en avril 2022 dans son bureau en préfecture. Comme ces différentes notes et e-mails, soigneusement rangés dans un placard sous la bibliothèque de Régine Engström, portant sur un projet immobilier de son précédent employeur, Nexity, au sujet duquel elle prétendait pourtant se tenir totalement à l’écart.

Mais aussi parce que personne, pas même l’intéressée et son équipe de défense, n’a depuis été en mesure de produire le moindre document signifiant que la préfète s’était effectivement retirée de la gestion du projet Nexity. Aucune consigne écrite, ni arrêté de déport, comme le prévoient les textes – le seul « papier » qui aurait pu balayer les soupçons de « prise illégale d’intérêts » qui ont valu à cette haute fonctionnaire de 59 ans d’être jugée, lundi 16 octobre 2023, par la 32e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris.

L’affaire portée devant le tribunal est née de la révélation par Mediapart, le 31 janvier 2022, du rôle joué par la préfète dans un projet immobilier local controversé. Le groupe Nexity prévoit à l’époque de construire une résidence sénior, à Montargis (Loiret), à la place d’une caserne bâtie au XIXe siècle, portant le nom de Charles Étienne Gudin, condisciple de Napoléon Bonaparte inhumé aux Invalides, que le ministère de la culture souhaite conserver.

L’affaire oppose des associations de défense du patrimoine, alignées sur la position des services de la Drac (direction régionale des affaires culturelles) et de l’architecte des bâtiments de France, au promoteur immobilier, soutenu par les élus de la droite locale. En octobre 2020, la mairie Les Républicains (LR) de Montargis accorde le permis de construire, valant permis de démolir, à Nexity (le projet a depuis l’affaire été revu à la baisse, et la caserne classée aux monuments historiques).

Version contredite

Cinq mois plus tard, en mars 2021, Régine Engström est nommée par Emmanuel Macron à la tête de la région Centre-Val de Loire, qui chapeaute l’ensemble des organes déconcentrés des ministères, dont la Drac, en provenance de Nexity, où elle était responsable des partenariats stratégiques depuis la fin 2019, siégeant au comité exécutif du groupe. Dans la presse locale, cette fonctionnaire expérimentée – elle a notamment occupé des postes de direction à la mairie de Paris et de secrétaire générale du ministère de l’environnement sous Ségolène Royal avant de rejoindre le privé – soutient qu’elle s’est déportée du dossier de la caserne.

Or, révèle alors Mediapart, deux événements contredisent cette version : le 29 juin 2021, au cours d’une réunion d’experts sur la protection de ce bâtiment (commission régionale du patrimoine et de l’architecture, CRPA), la secrétaire générale pour les affaires régionales (SGAR), qui travaillait sous l’autorité directe de Régine Engström, s’est exprimée contre le classement de l’édifice, en spécifiant qu’elle représentait la préfète.

Le 4 octobre 2021, à la veille d’un rendez-vous d’un des élus favorables au projet avec la ministre de la culture Roselyne Bachelot à Paris, Régine Engström a aussi écrit un mail à la directrice de cabinet de la ministre pour exposer les arguments favorables à la démolition.

Ces deux faits, confirmés par l’enquête judiciaire ouverte par le Parquet national financier (PNF) à la suite de la publication de l’article, sont au cœur des poursuites, signifie au début de l’audience la présidente de la 32e chambre, Bénédicte de Perthuis, dans son rapport, avant de développer quelques « éléments de contexte » donnant une coloration particulière au dossier.

Le projet de la caserne Gudin (autour de 20 millions d’euros) est une goutte d’eau pour Nexity au regard de son chiffre d’affaires de l’époque (entre 3 et 4 milliards d’euros). Mais le groupe immobilier lorgne sur une implantation à Montargis depuis 2006, et spécifiquement sur les 7,5 hectares de l’ancien bâtiment militaire depuis 2009.

Deux élus soutiennent le projet avec beaucoup d’allant : le député Les Républicains (LR) Jean-Pierre Door, et son acolyte de l’époque, lui aussi chez LR, Frank Supplisson, qui préside la communauté d’agglomération. Lequel Frank Supplisson, prend soin de rappeler la présidente du tribunal dans sa présentation de l’affaire, avait affirmé en conseil d’agglomération qu’il souhaitait conserver les bâtiments existants, avant de faire le contraire.

Bénédicte de Perthuis insiste aussi sur le fait que le même Frank Supplisson a également été épinglé par Mediapart en 2020 pour ses liens avec un ancien directeur de Nexity (il a par ailleurs été condamné et mis en examen dans d’autres dossiers). « Ce contexte permet de rappeler la prudence que pouvait nécessiter l’appréhension de ce dossier en venant directement de chez Nexity », résume sobrement la magistrate.

Face au tribunal, l’ancienne préfète, ingénieure des ponts et chaussées, ne remet pas en cause la sensibilité du sujet au regard de ses fonctions passées. Dès son arrivée, explique Régine Engström, elle aurait notifié à ses interlocuteurs, en préfecture de région comme du Loiret, ainsi qu’aux élus locaux qu’elle venait « de chez Nexity et souhait[ait] mettre en place un déport par précaution ». Problème, il n’y a « aucun écrit, pas d’arrêté, pas de mail, il n’y a rien » stipulant qu’elle ne doit pas s’occuper du sujet, s’étonne la présidente de la 32e chambre.

La préfète maintient ce qu’elle a déclaré au cours de l’enquête : elle a mis en place un « déport effectif », certes non matérialisé par des écrits, mais qu’elle aurait scrupuleusement diffusé à l’oral puis respecté pour ne pas interférer dans le dossier de la caserne. « Personne ne m’a donné de conseil en la matière. Je fais plein de rendez-vous au ministère [de l’intérieur], à aucun moment on ne m’a fait état de possible prévention en matière de conflits d’intérêts », précise aussi la haute fonctionnaire, malgré le caractère exceptionnel de sa nomination en provenance du privé (une première dans le corps préfectoral).

« On s’étonne qu’en arrivant de Nexity pour prendre ce poste-là, vous vous êtes dit : je vais me déporter comme ça, sans formalisation, relance Bénédicte de Perthuis.

— Tout le monde savait que j’arrivais de Nexity, lui répond la haute fonctionnaire.

— Vous la première…

— Personne ne m’a dit qu’il fallait formaliser un déport.

[…]

— Vous êtes un haut fonctionnaire, cela nous inquiète plutôt que ce sujet soit traité de cette façon-là…, appuie encore la présidente dans son interrogatoire. Comprenez que c’est une conception du risque de conflit d’intérêts qui pose question.

J’entends ce que vous me dites, mais ce n’était absolument pas un désintérêt de ma part. Je me suis vraiment posé la question à mon arrivée. J’avais le sentiment d’y avoir apporté une attention nécessaire. »

À plusieurs reprises, après des interviews de l’animateur Stéphane Bern, opposé au projet Nexity, dans https://www.larep.fr/montargis-45200/travaux-urbanisme/classement-de-la-caserne-gudin-a-montargis-la-prefete-du-loiret-a-appele-stephane-bern-pour-lui-expliquer-comment-ca-se-passe_14039303/ et de France Bleu Orléans en octobre 2021, puis à la suite de l’article de Mediapart en janvier 2022, des agents de la préfecture ont pourtant recommandé à Régine Engström de formaliser sa situation.

« L’apparence d’influence est telle qu’un déport est nécessaire », est-il par exemple écrit dans une note datée du 29 octobre 2021, lui recommandant notamment de saisir le référent déontologue pour les hauts fonctionnaires. Régine Engström évoque à ce sujet un document « approximatif », qu’elle n’a donc pas suivi. Il faudra finalement attendre une demande de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), alertée par la publication de Mediapart, pour qu’un arrêté soit pris le 11 mai 2022, plus d’un an après son arrivée.

En aucun cas, dans cet intervalle, Régine Engström n’a pris la moindre décision concernant le dossier Gudin, assure-t-elle devant le tribunal. Quid du mail développant les arguments pour la destruction de la caserne, qu’elle a envoyé le 4 octobre 2021 à la directrice de cabinet de Roselyne Bachelot ? Une simple « remontée des attentes des élus », pré-rédigée par le sous-préfet du Loiret, Régis Castro (lequel est venu témoigner à la barre de l’impartialité de Régine Engström), indique-t-elle.

La préfète conteste par ailleurs totalement les affirmations de sa secrétaire générale pour les affaires régionales (SGAR), une magistrate en détachement, qui a affirmé pendant l’enquête judiciaire que sa supérieure lui avait donné des consignes pour soutenir le projet Nexity.

Plusieurs documents récupérés au gré des perquisitions orientent la suite des questions du tribunal. Comme ces mails envoyés par le secrétaire général de la préfecture pour demander son avis à Régine Engström sur le suivi du dossier Gudin, alors même qu’elle est censée ne pas s’en mêler. « Il a du mal à comprendre ce que veut dire un déport, la culture préfectorale est extrêmement hiérarchique », justifie la haute fonctionnaire, banalisant l’importance de ces messages.

« Les interventions et les actes sont légion », conteste François-Xavier Dulin, représentant du Parquet national financier. Pour le premier vice-procureur du PNF, « la réalité, c’est que Mme Engström s’est impliquée à tous les stades du dossier, pour n’en sortir que quand Mediapart questionne le 24 janvier [son administration] ». Regrettant l’absence de reconnaissance des faits, il requiert une « peine avec des conséquences particulièrement lourdes » pour la carrière de la prévenue : une amende de 25 000 euros, assortie d’une inéligibilité d’un an, mais surtout d’une interdiction d’exercer toute fonction publique pendant un an.

Certes, développe le représentant du parquet, Régine Engström avait quitté les rangs de Nexity lorsqu’elle a agi et n’y avait plus d’intérêt financier. Mais, d’après lui, elle conservait avec le groupe immobilier qu’elle venait de quitter un « intérêt moral considérable ». François-Xavier Dulin en veut pour preuve sa proximité professionnelle avec Véronique Bédague, dirigeante de Nexity (devenue PDG du groupe au 1er janvier 2023), qui a été documentée par des SMS saisis pendant l’enquête. Les deux femmes se sont rencontrées à la mairie de Paris, avant d’évoluer dans les plus hautes sphères. Chez Nexity, Mme Bédague a notamment permis à Mme Engström de renégocier son salaire à la hausse (220 000 euros par an, et une part variable de 35 000 euros).

De l’autre côté de la barre, l’argument fait réagir les avocats de la défense. « Il est ridicule, pour ne pas dire honteux, de dire que les interventions de Mme Engström [dans le dossier Gudin – ndlr], qui n’existent pas, seraient un remerciement à Mme Bédague », réagit Me Christophe Ingrain.

Avant lui, son confrère Me Tristan Gautier avait déjà donné le ton, dans une demande de nullité (sur la forme) en début d’audience, en dénonçant le « parti pris évident » des enquêteurs, notamment dans leurs recherches sur les liens professionnels et politiques entre sa cliente et Véronique Bédague, présentée comme une première ministre potentielle en 2022. « On oscille entre misogynie et complotisme », avait lancé l’avocat.

« On a compris que vous pouviez ne pas être convaincue d’un déport oral, et qu’un déport écrit aurait été plus protecteur pour ma cliente », reprend Me Ingrain dans sa plaidoirie, s’adressant à la présidente du tribunal, tout en ajoutant : « Mme Engström s’est tenue à l’écart du processus de décision, peut-être pas dans les formes que vous auriez souhaitées, mais elle s’est tenue à l’écart », insiste-t-il, en parlant d’une affaire aux conséquences « très graves ».

Depuis le mois d’août, Régine Engström est chargée de mission auprès du ministère de la transition énergétique. « Sa carrière est effacée, les postes envisagés lui sont fermés, l’administration lui tourne le dos. C’est très injuste. J’espère que vous mettrez un terme à ce délire », conclut l’avocat.

Visiblement émue, Régine Engström reprend une dernière fois la parole, comme elle en a la possibilité, pour revenir sur sa situation personnelle, son attachement en « l’exemplarité des dirigeants », et sa « confiance en la justice ». « Est-ce que 15 mois chez Nexity peuvent remettre en cause 35 ans d’engagement pour le service public ? Pour moi, la réponse est évidemment non. »

Le jugement a été mis en délibéré au 11 décembre 2023

Antton Rouget, 17 octobre 2023 à 07h57

Camus,
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